En 2014 et 2015, j’avais pris sur moi de rédiger et publier – avec ma petite équipe que je remercie encore – un rapport sur la musique urbaine au Cameroun pour une raison encore valable aujourd’hui: on n’investit pas dans un secteur dont on n’a ni chiffres, ni perspective, ni prévisions qui s’appuient sur des données quantifiables. Depuis le temps, j’avais pensé que quelqu’un continuerait à publier quelque chose de similaire, parce que le secteur est toujours aussi flou qu’il ne l’était y a 3 ans, quand on parle de chiffres.

Qui, par exemple, peut dire combien de chiffre d’affaires ont généré les concerts de rap au Cameroun en 2016 ? À combien peut-on estimer la vente (formelle) de streetwear à Douala ? Quels sont les cachets moyens des artistes les plus en vogue ? Et parlant de ça même, QUI sont les artistes les plus en vogue (et par en vogue, je parle de consommation active de leur musique, pas de leur following sur les réseaux sociaux) ? Mystère et boule de couscous.

Le mois dernier, j’ai demandé à une plateforme de me communiquer (gracieusement bien sûr) son Top 10 des téléchargements sur l’année 2017, afin de pouvoir calculer (avec les données d’autres plateformes) la moyenne des 15 chansons les plus téléchargées au Cameroun. Si je n’ai pas eu de refus en tant que tel, on va dire que la dite plateforme ne s’est pas non plus empressée de me les donner… Alors pourquoi cacher des données qui ne sont même pas stratégiques pour l’activité d’une entreprise ? Pourquoi une telle culture du secret même quand elle n’est absolument pas justifiée ? Je vous laisse trouver la réponse par vous-même, fin de l’aparté.

À défaut de pouvoir donc m’appuyer sur la générosité de certains, j’ai été entendue par je ne sais quel esprit… qui hier soir, a mis sur ma route, un lien vers la plateforme “Music Insights” de Youtube. Vous vous en doutez, après avoir consulté les données fournies sur la Côte d’Ivoire, le prochain pays que je me sois dépêchée de taper dans la barre de recherches, c’était… le Cameroun, bien sûr. Et là, que de surprises, je vous laisse voir ça plus bas, mais avant, quelques points de méthodologie:

  • J’ai établi la période d’évaluation des données du 1er janvier 2017 au 31 décembre 2017. De ce fait, toutes les vidéos sorties après cette période n’ont pas été comptabilisées. Celles sorties avant par contre, ont forcément été comprises dans le total des vues par artiste.

Ensuite, concernant le service “Music Insights“, je laisse Youtube faire les présentations:

YouTube Music Charts et Music Insights offrent à la communauté musicale des informations concernant le nombre de vues sur YouTube afin de souligner le succès d’un artiste sur la plate-forme. Music Insights vous permet de rechercher et de filtrer des données relatives au nombre de vues pour un artiste ou une zone géographique en fonction du nombre total de vues, tandis que Music Charts permet d’établir chaque semaine le hit-parade des meilleurs morceaux sur YouTube. Basés sur les mêmes données sous-jacentes, Charts et Insights calculent le nombre de vues pour un artiste ou un titre selon une méthodologie cohérente :

Le total des vues d’un titre correspond au nombre de vues des vidéos utilisant l’intégralité ou seulement une partie du morceau, y compris les vidéos officielles, les vidéos en direct, les contenus créés par des fans et les publicités. Le “total des vues” d’un artiste correspond au nombre de vues de tous les titres de l’artiste”.

YouTube Music Charts

Le classement Music Charts présente les clips musicaux les plus regardés sur YouTube par vidéo, artiste, titre et potentiel viral :

Le classement de toutes les vidéos répertorie les vidéos musicales par nombre de vues au cours de la semaine précédente.

Le classement des vidéos virales est établi en fonction d’un certain nombre de facteurs de popularité dans le but de mettre en avant les vidéos qui ont connu la plus forte croissance au cours de la semaine précédente.

Le classement des titres est établi selon le nombre total de vues de vidéos associées à un titre en particulier, y compris les contenus générés par les utilisateurs.

Le classement par artistes indique les 100 meilleurs artistes selon leur nombre total de vues.

C’est bon ? On peut y aller ? Go.

 

Ici donc, Youtube nous renseigne sur les 10 artistes les plus consommés sur sa plateforme à partir du Cameroun. Que constater ? Hé bien, s’il fallait se baser sur ce classement pour juger des goûts musicaux du mélomane camerounais ayant accès à Youtube, on dirait que celui-ci a une préférence très marquée pour les artistes étrangers.

Fally Ipupa, artiste congolais qui est un régulier des concerts au Cameroun, a clairement une fanbase très fidèle (comme one le verra plus bas). Idem pour Céline Dion, qui occupe plus que jamais une place forte dans le coeur des camerounais depuis les années 90. Autre constat peu surprenant: le voisin nigérian est très présent musicalement, avec pas moins de 4 artistes dans le Top 10… Mais à titre personnel, je trouve surprenant que Davido avec l’année incroyable qu’il a eu en 2017 – soit derrière Maître Gims. Ceci dit, bravo à Tekno, qui arrive tout de même à se placer à la 9ème position devant le grand Mopao, lui aussi très aimé au Cameroun depuis une trentaine d’années. Et comme vous l’avez remarqué sûrement, il n’y a aucun artiste camerounais dans le Top 10, ça se passe de commentaire…

Passons maintenant aux clips les plus vus à partir du Cameroun sur Youtube.

Ha, tant de choses à dire. Premièrement, comme évoqué plus haut, Fally Ipupa règne décidément en maître en occupant simultanément la première place dans le Top Artistes ET dans le Top Chansons/Clips. Voilà qui devrait éventuellement rassurer toute personne qui souhaiterait le booker pour un concert dans les prochaines semaines au Cameroun.

Deuxième confirmation: le titre “Calée” de Daphné a vraiment été un des hits camerounais de l’année et visiblement, d’après ce classement, Daphné est l’artiste camerounaise (tous genres confondus) la plus regardée sur Youtube par les camerounais (depuis le Cameroun, la précision est importante). Un peu plus bas dans le classement, Davido reprend la main sur Maître Gims en le dépassant d’une place avec son titre “IF“, confirmant là aussi ce qu’on savait déjà de ce tube. On note d’ailleurs qu’il est le seul à avoir deux titres dans le Top 10.

Et enfin, pour rire un peu, à la dixième place, le titre “Calée” de Daphné a été un tel hit que même sa version remixée par les Chipmunk a attiré plus de 600.000 internautes camerounais. Parlant des internautes d’ailleurs, depuis quelles villes regardent-ils les clips ?

Sans surprise, les deux grandes villes du pays dominent le classement, avec Yaoundé qui dépasse Douala d’environ 20 millions de vues cumulées. Ensuite, on retrouve Bafoussam et le Nord, représenté par Ngaoundéré et Maroua. Enfin, les villes de la zone anglophone sont dans le bas du classement, et il y a fort à parier que le blocus internet qui leur a été imposé l’an dernier a fort à y avoir, même s’il s’agit de villes moins densément peuplées que celles dans le haut du classement.

 

Que faut-il donc retenir ? Je suis sûre – et c’est la magie de la data – que chacun lira ces informations à sa manière, et les interprétera selon ce qui l’intéresse. Pour ma part, vu mon parti pris et mon expérience dans le domaine musical camerounais, voilà les 5 éléments que je choisis de retenir:

  • la montée en puissance de la musique dite urbaine au Cameroun ces dernières années a clairement été appuyée par une montée en puissance des réseaux sociaux… Mais ces derniers ne sont pas forcément représentatifs de la consommation à échelle de toute la population. La preuve en est que dans le Top 10 Artistes comme dans le Top 10 Clips, on ne retrouve que 2 artistes camerounais sur 20. Résultat: si le public local aime les artistes locaux (qui sont plus bas dans le classement), ceux-ci ont encore du chemin à faire par rapport aux artistes internationaux

 

  • la musique nigériane est toujours présente mais elle est au coude-à-coude avec le Ndombolo d’une part, mais surtout la musique française (Pop, urbaine) d’autre part. Là aussi, c’est une nouveauté parce que (et je me trompe peut-être) je suis persuadée qu’il ya 3 à 5 ans, l’Afrobeats nigérian aurait été beaucoup plus regardé par les camerounais sur Youtube. Cela me permet de confirmer ma théorie selon laquelle le public francophone d’Afrique commence un peu à se lasser des sonorités Naija (tendance que j’observe depuis un an et demi environ)

 

  • À en juger par le Top 10 des clips, le mélomane camerounais moyen sur Youtube aime les titres dansants certes, mais il est quand même très porté sur les chansons d’amour et les morceaux mid-tempo. Certains seraient tentés de dire que le consommateur de musique camerounais moyen sur Youtube est en fait, une consommatrice. Mais non seulement, je n’y crois pas (parce que les stats montrent qu’en général, les femmes ont moins accès que les hommes à internet en Afrique subsaharienne), mais en plus, ce serait un brin sexiste. Les hommes n’écoutent pas les chansons d’amour ? Et puis quoi encore ? 🙂

 

  • Le Rap camerounais, que l’on vante souvent comme la première musique urbaine du Cameroun, est absent du Top 10. Aussi bien dans les clips, que dans les artistes (il n’y a aucun rappeur du pays). Même lorsque l’on regarde du côté des artistes étrangers, aucun artiste Hip Hop n’est présent dans les deux classements (et ne me parlez pas de Gims qui, pour moi, fait de la Pop et de la Variété Urbaine, plus que du Rap ou de Youssoupha qui est en featuring sur le titre “Touché Coulé” d’Hiro). Il faut donc en déduire que, bien qu’il soit très probablement consommé de manière exponentielle ces dernières années, le Rap n’est pas encore une musique de masse. En tout cas, il ne l’a pas été en 2017 sur Youtube au Cameroun. Donc soit Facebook est clairement la plateforme vidéo de choix pour le Rap camerounais (en l’absence de données de Facebook sur le sujet, on ne peut que supposer), soit il y un décalage entre la perception que l’on a du rap camerounais et sa consommation réelle sur internet au Cameroun.

 

  • Quand on élargit le classement jusqu’au Top 20, les artistes camerounais présents dans les deux classements sont Daphné, Mr Leo, Blanche Bailly, Ben Decca, X Maleya et Lady Ponce. En somme, malgré une belle percée de nouveaux venus comme Blanche, les valeurs sûres de la musique camerounaise classique de ces dix dernières années sont encore consommées sur Youtube.

 

Par ailleurs, en dernier point, je rajoute que ces insights nous permettent aussi de voir que dans l’ensemble, le Cameroun n’est pas un grand pourvoyeur de vues Youtube et que les artistes camerounais qui dépassent régulièrement le million de vues doivent ou frauder, ou s’appuyer principalement sur leurs fans hors du Cameroun (sous-région en Afrique + diaspora).

 

Voilà. Comme énoncé précédemment, je suis sûre que l’on peut avoir plusieurs grilles de lecture sur ces différentes informations mais je suis déjà heureuse que Youtube nous fournisse gratuitement de pareilles informations… en attendant que les sites de téléchargement camerounais eux aussi le fassent un jour. Open your data guys, it won’t hurt, i promise 🙂

Si vous souhaitez consulter les insights directement sur Youtube, cliquez ici.